Le très beau métier de bibliothécaire: grand entretien avec Mathieu Thomas

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Le métier de bibliothécaire est mal connu et essentiel. Mal connu parce qu’on l’associe souvent à une caricature un peu terne, à tort, comme on le verra dans cet entretien que m’accorde ici Mathieu Thomas, lequel est lui-même bibliothécaire dans une grande université québécoise et qui parle de manière passionnée et passionnante de son travail. Essentiel puisque, comme nous le verrons aussi, le bibliothécaire, dans un monde où la connaissance est plus que jamais dispersée, permet à ceux qui vont à sa rencontre de mieux connaître les différentes sources disponibles, de les hiérarchiser, d’en faire le meilleur usage possible. J’ai aussi profité de cet entretien pour demander à Mathieu Thomas quel usage, idéalement, nous devrions faire de Wikipédia, auquel il a récemment consacré un article éclairant et fouillé dans la revue Argument (Mathieu Thomas. «Wikipédia: bistros, patrouilleurs et marronniers»Argument, vol. 23, no.1, automne-hiver 2020-2021, p. 155-166).

Mathieu Bock-Côté: Le métier de bibliothécaire est plutôt mal connu — j’ajouterais qu’on l’associe à la discrétion, au silence, presque à une minutie discrète. Il me semble pourtant passionnant: vous êtes au cœur du savoir, vous triez entre les classiques, les ouvrages essentiels, les nouveautés plus ou moins intéressantes, et bien d’autres ouvrages. De temps en temps, vous pouvez même décider qu’un livre qui fut longtemps considéré comme un classique doit être liquidé, comme s’il fallait émonder une bibliothèque pour la garder vivante. Comment définissez-vous votre métier?

Mathieu Thomas: Je ne vais pas vous contredire, c’est une profession largement méconnue, et tout particulièrement au Québec. Il faut savoir que l’essor des bibliothèques a été très tardif chez nous. La population a longtemps été majoritairement analphabète, et l’Église voyait d’un mauvais œil la libre circulation des idées, principe fondamental au cœur de la mission des bibliothèques. Certes, de grandes avancées ont eu lieu depuis la Révolution tranquille (mentionnons le fameux plan Vaugeois de 1979, lors du premier mandat péquiste, qui visait à soutenir le développement des bibliothèques publiques et de leurs collections), mais collectivement, le Québec accuse toujours un certain retard par rapport au reste de l’Amérique du Nord. La large ignorance de la nature du travail des bibliothécaires n’est qu’une illustration parmi d’autres de ce retard. Autre exemple, on confond souvent les commis, les techniciens et les bibliothécaires, qui travaillent tous dans une bibliothèque, mais qui accomplissent des tâches fort différentes. Le métier a également longtemps été associé aux femmes et, de ce fait, nombre de stéréotypes persistent dans l’imaginaire commun. On retrouve par exemple quelques relents de sexisme dans l’image de la bibliothécaire, si souvent mise de l’avant dans les films ou la publicité: une vieille fille un peu sévère, les cheveux en chignon, des lunettes sur le bout du nez, qui mène une vie monotone et dont la tâche semble se résumer à dire: «Chut!» aux usagers de la bibliothèque. 

Comme tous les clichés, cette image reflète bien imparfaitement la réalité. Qui plus est, tous les bibliothécaires ne font pas le même travail! Il existe un monde de différence entre le boulot d’une gestionnaire à la tête d’une bibliothèque municipale, d’un responsable de base de données, d’une spécialiste de veille informationnelle au sein d’une compagnie privée, ou encore d’un catalogueur-indexeur… Et encore, il ne s’agit là que de quelques exemples parmi la multitude de déclinaisons possibles de notre métier. Et je ne parle pas de nos «cousins», les archivistes!

Pour ma part, j’occupe un poste de bibliothécaire de référence dans une bibliothèque universitaire. On m’appelle parfois «bibliothécaire de liaison» ou «bibliothécaire disciplinaire» parce que je suis responsable de quelques disciplines, notamment la science politique. Si je reviens à votre question, je vous dirais que ma tâche implique certes une grande minutie, mais également tout le contraire de la discrétion! Une bonne partie de mon métier implique en effet d’aller à la rencontre des étudiants, du baccalauréat au doctorat, dans diverses activités: formations en classe, ateliers en bibliothèque, assemblées, etc. La glace étant brisée, plusieurs me contactent ensuite pour que je puisse les conseiller dans leurs recherches. J’avoue que cette dimension de mon emploi m’apporte une grande satisfaction, car les étudiants savent se montrer très reconnaissants de l’aide qu’on peut leur apporter. Certains apprennent à la dure que la recherche d’informations dans un contexte universitaire n’est pas aussi simple qu’inscrire quelques mots dans Google, et le fait de pouvoir se tourner vers quelqu’un pour de l’assistance les rassure beaucoup. Combien m’ont dit en quittant mon bureau: «Si j’avais su à quel point vous pourriez m’aider, je serais venu vous voir plus tôt!»

Sinon, au-delà du service de référence et des formations, je garde un contact étroit avec le corps professoral, car je dois m’assurer que la collection puisse aussi servir les besoins de la recherche dans les disciplines dont je suis responsable; ceci implique l’achat de livres, l’abonnement à des revues et à des bases de données, etc. Enfin, il me faut m’occuper de la gestion de «mes» collections. C’est ainsi qu’il m’arrive d’élaguer non pas des classiques, mais certains ouvrages dépassés (en effet, tous les livres ne vieillissent pas aussi bien: un ouvrage de philosophie politique peut demeurer pertinent 50 ans après sa sortie, tandis qu’un livre traitant «à chaud» de l’actualité peut tomber en désuétude au bout de quelques années). Dans d’autres cas, on déplacera certains livres moins utilisés dans des entrepôts, où ils seront disponibles sur demande. Il ne faut pas oublier que si les nouveautés continuent d’arriver en bibliothèque, l’espace sur les rayons, lui, n’est pas infini.

Bref, comme vous pouvez le constater, le métier de bibliothécaire a évolué. L’arrivée d’internet, loin de les condamner à l’obsolescence, a forcé les anciens «gardiens du savoir» à se redéfinir et, ce faisant, il a rendu leur apport plus inestimable que jamais. En effet, s’il y a bien une profession qui est qualifiée pour mettre de l’ordre et donner un peu de sens à l’océan d’information (et de désinformation!) dans lequel nous baignons désormais, c’est bien celle de bibliothécaire.

Mathieu Bock-Côté: Vous donnez souvent des formations aux jeunes générations qui entrent à l’université, pour les familiariser avec l’univers de la bibliothèque. Est-ce qu’on trouve chez elles une forme d’attirance naturelle pour le livre papier, ou est-ce qu’elles croient qu’il s’agit d’un support parmi d’autres dans l’univers de la compétence?

Mathieu Thomas: Oui, le volet «formation» représente une part importante de mon travail, en particulier dans les premières semaines des trimestres. Cela dit, ces séances portent sur des thèmes qui dépassent de loin la seule familiarisation avec l’univers de la bibliothèque et de son site internet. Recherche d’information, production de la connaissance, enjeux de la communication savante, outils informatiques (logiciels de gestion bibliographique, d’analyse statistique, etc.)… mes collègues et moi nous efforçons d’aider les étudiants (et plusieurs professeurs!) à appréhender cet immense univers.

La question du rapport des étudiants au livre imprimé est complexe, et je me dois d’y répondre avec toutes les nuances nécessaires. Déjà, il existe de fortes différences entre les disciplines, en ce qui a trait à la documentation. En sciences, par exemple, le cycle de la connaissance est extrêmement rapide, ce qui fait que l’article de revue règne en roi et maître. Du côté des sciences sociales, le livre est toujours présent, mais est moins dominant qu’auparavant… Quant aux sciences humaines et aux lettres, le livre y occupe toujours une très grande place. 

À cette dimension s’ajoute la différence entre le papier et l’électronique. Si l’on s’attarde d’abord au cas des livres plus anciens, il faut savoir que, malgré tous les efforts de numérisation des dernières années, une quantité incalculable de livres ne sont toujours pas disponibles en version électronique; en ce sens, les bibliothèques auront un rôle à jouer pour encore bien des années comme dépositaires des collections matérielles. Le portrait est plus complexe pour ce qui est de la production récente, car, comme on le sait, bien des éditeurs offrent maintenant le choix à leurs clients d’acheter leurs livres dans un format ou dans l’autre. Mais attention, cela ne veut pas dire qu’un livre disponible à l’achat sur une liseuse quelconque (Kindle et autres) sera automatiquement disponible à la consultation pour une clientèle universitaire… Ne désirant pas entrer dans des détails abscons, je me contenterai de dire que pour une bibliothèque d’université, le fait de rendre disponible un livre électronique à sa communauté implique diverses considérations techniques: le livre sera-t-il téléchargeable? Ou devra-t-on le lire à l’écran? Combien d’utilisateurs simultanés y auront accès? Et si l’éditeur-fournisseur ferme ses portes, la bibliothèque conserve-t-elle l’accès au livre? Considérant le très grand nombre d’intervenants (éditeurs, agrégateurs, fournisseurs, etc.) impliqués et les multiples spécificités des ententes, on comprend que l’écosystème du livre électronique en milieu universitaire peut être plutôt déroutant, surtout qu’il évolue à une vitesse vertigineuse, accélérée par la pandémie.

J’en viens aux étudiants et à leur usage du livre. Sans nul doute, la plupart ont un préjugé favorable à l’électronique; après tout, ils sont nés après l’arrivée d’internet. Le livre électronique est vu comme plus pratique, il permet la recherche de mots dans le texte, et certains outils permettent de l’annoter électroniquement. Aussi, il est un autre aspect qu’il ne faut pas négliger: plusieurs se rappelleront avec amertume ces moments de panique vécus lorsque les étudiants inscrits à un séminaire réalisent qu’ils doivent lire un chapitre d’un livre, mais que la seule copie disponible à la bibliothèque a été empruntée! Le livre électronique permet de contourner en partie ce problème. 

Cela dit, il n’y a pas que le contexte des lectures obligatoires d’un cours. Lorsqu’ils font des recherches pour leurs travaux, les étudiants ont tout intérêt à se défaire de leurs réflexes proélectroniques… Souvent, les livres traitant de leur sujet ne sont tout simplement pas disponibles en ligne (cela est tout particulièrement vrai pour les livres en langue française). Qu’ils le veuillent ou non, ils devront alors s’habituer à fouiller dans des livres papier. Enfin, on ne peut passer sous silence le principal défaut du livre électronique: il est fatigant pour les yeux. Quiconque a lu quelques dizaines de pages de suite sur un écran pourra en témoigner: le livre physique rend la lecture plus agréable.  

J’entrevois donc que, comme celles qui l’ont précédée, la génération actuelle trouvera un point d’équilibre entre la nouvelle technologie qu’est le livre électronique et celle, plus ancienne, du livre imprimé. Rappelons-nous qu’à l’arrivée de la radio, on prédisait la mort des journaux, et qu’avec l’apparition de la télévision, on pensait que la radio ne deviendrait plus qu’un souvenir… et pourtant, journaux, radio et télévision existent toujours. On peut aussi penser au monde de la musique: qui l’eût cru, l’an dernier les ventes de disques vinyle ont dépassé les ventes de CD! De nouvelles technologies apparaissent, elles deviennent populaires, puis la situation se stabilise; on perçoit mieux leurs avantages et leurs défauts, et leur usage devient plus circonstanciel, plus adapté au contexte, selon les préférences de chacun. Je crois que c’est ce qui attend le livre électronique. On se tournera vers la version en ligne pour lire un chapitre précis d’un ouvrage collectif, mais on préférera emprunter la version imprimée pour se taper la dernière brique de Thomas Piketty.

Mathieu Bock-Côté: On a pu voir, ces dernières années, de nombreux projets de modernisation des bibliothèques universitaires, au point de vouloir, quelquefois, intégrer des cafés dans leur enceinte. Que pensez-vous de ces «évolutions»?

Mathieu Thomas: Je n’ai pas de réponse universelle à cette question. Certaines initiatives me semblent intéressantes, d’autres moins. Je trouve cependant prometteuse toute la réflexion sur les bibliothèques en tant que «troisième lieu», c’est-à-dire cet endroit convivial, accueillant, qui n’est ni notre domicile ni notre lieu de travail. L’être humain est fondamentalement grégaire, il aime avoir à sa disposition des endroits «neutres» pour socialiser… À l’échelle de l’université, à part peut-être la cafeteria et les pubs étudiants, il n’y a qu’à la bibliothèque que cela est vraiment possible. Les étudiants ont besoin de salles de travail en groupe (équipées d’écrans!), de laboratoires informatiques, d’espaces d’exposition. À une époque où les nouveautés sont de plus en plus disponibles en ligne, pourquoi ne pas utiliser ainsi l’espace récupéré au sein des bibliothèques? Et puis, de cette manière, certains étudiants qui n’auraient peut-être pas eu tendance à fréquenter la bibliothèque sont subtilement amenés à devenir des utilisateurs assidus, ce qui ne peut qu’être bon pour leurs études. 

Je m’en voudrais de ne pas mentionner un autre volet important de ce processus de modernisation: le renouvellement du mobilier de plusieurs bibliothèques. Des chaises confortables, des bureaux qui intègrent des lampes individuelles et des prises électriques (pour ordinateurs portables), des sofas, etc. Ces améliorations matérielles facilitent grandement la concentration. La bibliothèque n’est plus le fameux «entrepôt de livres» d’antan, mais un endroit conçu pour favoriser le travail intellectuel. On étudie mieux à la bibliothèque que dans un petit appartement, surtout quand nos colocataires sont «sur le party»! Et n’oublions pas l’apport du wifi stable et gratuit.

Cela étant dit, toutes ces initiatives «modernes» ne sont pas si bien avisées. À l’instar de la bibliothèque de génie et de technologie de l’université du Texas à San Antonio, certaines bibliothèques américaines ont récemment été conçues de manière à faire totalement disparaître les collections imprimées, comme si «le papier» était en soi dépassé ou ringard. De la même façon, il me semble qu’on pourrait trouver d’autres endroits que la bibliothèque pour organiser des ateliers de crochet… mais bon, il ne s’agit là que d’un point de vue personnel, ces choses-là se discutent.

Quant au café, puisque je ne vois pas de problème à ce que les étudiants en boivent à la bibliothèque (l’immortel Balzac n’en buvait-il pas jusqu’à 50 tasses par jour?), je ne suis pas contre le fait qu’on puisse en vendre à l’entrée, par exemple. Mais je préférerais que la gestion d’un tel café soit accordée à une coop étudiante plutôt qu’à une multinationale américaine! 

Mathieu Bock-Côté: L’univers de la culture s’est dématérialisé, et tous ceux qui enseignent, d’une manière ou d’une autre, savent que les jeunes générations se tournent spontanément vers Wikipédia pour se faire une idée sur une question, comme s’il s’agissait d’une source fiable de connaissances. Que pensez-vous de ce réflexe, et que pensez-vous de cet instrument, de cette encyclopédie participative en ligne, comme on dit?

Mathieu Thomas: Comme d’autres bibliothécaires, mon opinion au sujet de Wikipédia a évolué au fil des années. À ses débuts, on décourageait les étudiants de l’utiliser: contenu inégal et instable, angles morts, absence de sources, qualité souvent médiocre de la langue… «Si vous utilisez Wikipédia comme source dans votre travail, je vous mets zéro», disaient d’ailleurs certains profs. On encourageait plutôt les étudiants à utiliser des encyclopédies généralistes reconnues (UniversalisBritannica), ou encore des ouvrages de référence spécialisés dans leur domaine. Mais avec le temps, cette vision monolithique s’est quelque peu nuancée. Certes, on décourage toujours les étudiants de citer Wikipédia dans leurs travaux, avec raison. Mais on accepte désormais l’idée qu’il n’y a rien de mal à consulter une page donnée pour se faire une idée rapide sur un sujet qu’on connaît mal (bien des profs admettent le faire tous les jours). De même, une page Wikipédia de qualité inclura des sources qui, si on les consulte, peuvent parfois s’avérer d’un niveau adéquat pour un travail universitaire. Le nœud du problème est donc de faire comprendre à ces «jeunes générations» la véritable nature de Wikipédia: parfois utile pour un premier contact avec un sujet, mais dont le contenu est à prendre avec des pincettes, car le niveau de qualité peut être très variable d’un article à l’autre. 

Voilà pour le «réflexe». Parlons maintenant de l’instrument en lui-même. Le principe à la base de Wikipédia est simple: permettre un accès simple et gratuit à la connaissance universelle. En ce sens, il n’y a rien d’étonnant à ce que les bibliothécaires s’y soient intéressés dès ses débuts, car une telle philosophie rejoint parfaitement les idéaux de notre profession (nous sommes d’ailleurs nombreux à nous réjouir de son succès et à y contribuer régulièrement). Après tout, Wikipédia propose maintenant plus de 50 millions d’articles, en plus de 300 langues. Il s’agit du seul site web de nature non commerciale à figurer dans le top 10 mondial des sites internet! Des milliers de personnes de par le monde consacrent leur temps libre à démocratiser le savoir, un geste citoyen profondément altruiste que je trouve admirable. 

Plusieurs raisons expliquent son succès. Déjà, d’un point de vue technique, il est plutôt aisé de contribuer (il ne faut qu’un ordinateur avec accès à internet). Aussi, chacun peut contribuer selon ses intérêts et ses compétences: corriger des fautes d’orthographe, ajouter des sources, améliorer la mise en page d’un article, ajouter des images, réécrire un passage, insérer des liens vers d’autres pages Wikipédia et, bien entendu, la «totale», créer un tout nouvel article. Mentionnons aussi que, en raison de sa nature, cette encyclopédie permet d’aborder une foule de sujets qui n’auraient jamais fait l’objet d’articles dans des encyclopédies traditionnelles. Bien entendu, certaines lignes directrices se sont mises en place avec les années (tout sujet n’est pas digne d’avoir sa propre page dans Wikipédia!), mais la marge de manœuvre est tout de même assez grande. Cette attitude d’ouverture et la grande flexibilité offerte par la technologie wiki font en sorte que la modification de pages peut se faire à une très grande vitesse, notamment dans le cas d’événements liés à l’actualité. Si un volcan quelconque entre soudainement en éruption, son article Wikipédia sera probablement mis à jour au cours des minutes suivantes…

Bref, Wikipédia a les qualités de ses défauts: en permettant la création et la modification d’articles par n’importe qui, l’encyclopédie a rendu possible l’émergence d’une véritable œuvre collective, en constante évolution. Cette grande liberté explique toutefois la grande hétérogénéité de son contenu, qui peut aller de l’article détaillé, de très bon niveau, à la plus misérable ébauche de quatre ou cinq lignes, parsemée de faussetés et/ou de fautes. Voilà pourquoi je suis d’avis que nous aurions tout intérêt à parler de Wikipédia à l’école; ce faisant, on aborde la question de la production de la connaissance et on inculque aux jeunes générations des notions de ce que nous, les bibliothécaires, appelons la «littératie informationnelle», c’est-à-dire la capacité d’évaluer correctement les différentes sources d’information pour faire le tri entre les fiables et les autres, plus douteuses.

Mathieu Bock-Côté: Wikipédia représente un nouvel univers de connaissances. Ceux qui le consultent en français et en anglais constatent que le premier est souvent artisanal, militant, alors que le second est plus universitaire — à tout le moins, il en donne l’air! Mais une chose est certaine: la guerre idéologique se mène sur Wikipédia, et les camps s’y affrontent pour définir le monde en prétendant faire progresser la connaissance. Dans quelle mesure peut-on définir Wikipédia comme un champ de bataille?

Mathieu Thomas: En ce qui concerne la différence entre les pages rédigées en français et celles en anglais, vous avez parfaitement raison, la comparaison n’est pas toujours flatteuse pour le français. L’explication est pourtant simple: on retrouve beaucoup plus de wikipédiens anglophones que francophones. Plus de wikipédiens signifie plus de contributeurs, plus de correcteurs, plus de gens maîtrisant un sujet (et sachant donc reconnaître la présence d’informations inexactes ou biaisées dans un article, par exemple). Le niveau général des articles sur Wikipédia s’est amélioré au cours des années, mais on doit reconnaître que beaucoup de travail reste à faire du côté francophone.

J’ajouterais cependant une autre dimension au problème: le sort des pages [de langue française] traitant de sujets liés au Québec. Malgré divers appels à la conscientisation, notamment la fameuse lettre «Le Québec, parent pauvre de Wikipédia», envoyée au Devoir en 2016 par Pierre Graveline, les articles traitant de thèmes locaux ont encore trop souvent besoin d’un peu d’amour. On avouera qu’il est pour le moins gênant de voir plusieurs de ces sujets on ne peut plus québécois faire l’objet d’articles détaillés en version anglaise, mais pas en version française! L’exemple des articles «Guerre des motards au Québec» et son équivalent anglais «Quebec Biker War» est éloquent à cet égard.

Cela dit, je crois qu’une véritable prise de conscience est en train de s’opérer. Une petite communauté de wikipédiens québécois en assure la bonne continuité et montre l’exemple. Le meilleur exemple est sans contredit celui de Simon Villeneuve, un professeur de sciences au cégep de Chicoutimi, dont les contributions à l’encyclopédie sont si nombreuses qu’il a récemment fait l’objet d’un article de L’Actualité («Le champion québécois de Wikipédia», septembre 2020). Du côté institutionnel, les mentalités s’éveillent aussi, lentement mais sûrement. Les ateliers de contribution Wikipédia se multiplient, suivant ainsi l’exemple des «Mardi, c’est wiki», lesquels sont organisés depuis plusieurs années par BAnQ; des institutions comme la Cinémathèque québécoise ou la Fondation Lionel-Groulx font aussi un travail exemplaire de création et d’enrichissement de pages de l’encyclopédie virtuelle. Enfin, de plus en plus d’enseignants intègrent des activités liées à Wikipédia dans leurs cours, ce qui aura sûrement pour effet de susciter quelques nouvelles vocations de wikipédiens. Pour avoir déjà piloté des projets de ce type à l’université (les étudiants devaient ajouter du contenu et ajouter des sources à un article de leur choix portant sur une thématique liée au cours), je peux vous confirmer que l’idée plaît: en effet, plusieurs trouvent plus motivant de faire un travail de session dont les fruits seront disponibles en ligne pour le bien de tous, plutôt que de rédiger un travail de 10 pages qui finira par accumuler la poussière dans un tiroir… 

Bref, l’état des articles sur le Québec et, plus largement, celui de Wikipédia en français, s’améliore peu à peu. Il demeure que pour vraiment faire du Wikipédia dans notre langue une ressource fiable, il faudra une participation plus large de la société civile. L’appel est lancé: si vous trouvez qu’une page Wikipédia sur un sujet qui vous intéresse aurait besoin d’améliorations, n’attendez pas que quelqu’un d’autre s’en occupe. Informez-vous un minimum sur le fonctionnement de l’encyclopédie, et lancez-vous!

Venons-en au second volet de votre question, celui qui touche la «guerre idéologique» qui agiterait Wikipédia. Moi qui détiens une formation en science politique, j’éprouve une certaine fascination à voir un projet aussi utopiste fonctionner: une foule de contributeurs d’horizons différents, pas de véritables «chefs» pour trancher les différends, des articles portant sur tant de sujets clivants… Je pose la question dans mon article, dans Argument: comment se fait-il que Wikipédia ne se soit pas transformée en gigantesque foire d’empoigne? Voici quelques pistes d’explication.

Tout d’abord, il faut savoir que lorsqu’on crée un nouvel article ou qu’on ajoute du contenu à un article existant, le but n’est pas tant la «vérité» (qui, comme on le sait, peut être sujette à débat, selon les points de vue) que la vérifiabilité des énoncés. Ainsi, il n’y aurait pas de problème à ce qu’un article fasse état d’opinions divergentes sur un sujet donné, pourvu que ces opinions soient appuyées par des sources fiables. L’important c’est que le ton utilisé dans l’article soit «encyclopédique», c’est-à-dire que le texte soit écrit d’un point de vue «neutre», qui ne privilégie pas une prise de position face à une autre. 

Une autre raison qui peut expliquer qu’on soit parvenu à limiter les conflits sur Wikipédia concerne l’«architecture des relations» au sein de l’encyclopédie. Pour résumer, on encourage les wikipédiens à discuter entre eux pour en arriver à un consensus; ce n’est que dans le cas de mauvaise foi évidente ou de refus de dialoguer qu’on pourra se tourner vers d’autres instances. Il faut aussi savoir que certaines pages sur des thèmes plus délicats sont sous surveillance accrue, et qu’un nouveau venu ne pourra les modifier facilement. Pensons ici aux pages consacrées à certains événements historiques (génocide arménien) ou à des personnalités politiques (articles sur Emmanuel Macron ou Donald Trump, marqués d’un cadenas jaune de «semi-protection longue»).

Enfin, rappelons que Wikipédia n’est pas qu’une encyclopédie, mais aussi un gigantesque réseau social. Les wikipédiens communiquent entre eux, argumentent, font valoir leurs points de vue. Avec le temps, leur réputation se construit au sein de la communauté, et cela peut influencer l’issue de certains débats. Il est certain que, si une personne démontre qu’elle est sérieuse dans sa démarche, n’utilise pas Wikipédia dans un but de propagande ou d’autopromotion, et est ouverte à la discussion et au compromis, on sera plus ouvert à ses arguments en cas de désaccord majeur avec un autre wikipédien. Quant à ceux qui ne savent pas débattre autrement qu’en recourant à l’insulte, ils se lassent généralement assez vite de Wikipédia. Leur message ne passe pas.

Le mode actuel de règlement des conflits dans Wikipédia a fait ses preuves, le succès de l’encyclopédie est là pour en témoigner. Mais la vigilance reste de mise: on ne compte plus les lobbies, entreprises privées, partis politiques, militants et célébrités qui ont tenté, et tentent toujours, de modifier le contenu des articles pour paraître sous un meilleur jour ou faire avancer leurs idées. Pour que le merveilleux projet humaniste qu’est Wikipédia puisse se poursuivre, il faudra non seulement que les wikipédiens actuels ne relâchent pas leurs efforts, mais que d’autres rejoignent leurs rangs. Une encyclopédie participative ne saurait survivre autrement.


Source : Le Journal de Montréal, écrit par Mathieu BOCK-CÔTÉ, Samedi 17 juillet 2021