Capsule historique # 4 – L’échec bas-canadien d’un prestigieux ventriloque, par François Séguin

L’ASTED est heureuse de vous présenter la quatrième capsule de la série historique sur les milieux documentaires au Québec. Permettez-nous de vous présenter à nouveau Monsieur François Séguin, qui a inauguré cette série avec une capsule sur la bibliothèque de Maisonneuve, dont il fut responsable pendant 25 ans. Il traite, ici encore, d’un sujet abordé dans son livre : D’obscurantisme et de lumières : La bibliothèque publique au Québec, des origines au 21e siècle (Hurtubise, 2016) [Page du livre sur le site de l’éditeur].

L’ÉCHEC BAS-CANADIEN D’UN PRESTIGIEUX VENTRILOQUE

C’est à un ventriloque français, Nicolas-Marie-Alexandre Vattemare (1796-1864), pas un quelconque histrion, mais un virtuose de la scène reconnu internationalement, que nous devons la première initiative visant à établir une bibliothèque municipale à Montréal et à Québec.

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Gratifié d’un prodigieux talent de ventriloquie, Alexandre Vatemare parvenait à interpréter jusqu’à quarante rôles différents en une soirée. Sous le nom de scène de Monsieur Alexandre, il est acclamé par la reine Victoria, le prince Metternich, le tsar Nicolas Ier de Russie, Louis de Bavière, la duchesse de Berry, etc. — sang bleu ne saurait se tromper ! —, et célébré par l’intelligentsia. L’Allemagne fit graver une médaille à sa gloire.

Le Canadien, 12 février 1841

Son don exceptionnel lui permit d’amasser une importante fortune qu’il employa en partie à promouvoir la création d’établissements culturels, les Instituts Vattemare — les ancêtres lointains de nos Maisons de la culture —, comprenant galerie d’art, musée d’histoire naturelle, amphithéâtre et, surtout, bibliothèque publique. Ses projets d’Instituts arrivaient à point nommé : durant la première moitié du XIXe siècle, fruit de l’essor économique, technique et social, se faisait cruellement sentir la nécessité de doter les sociétés occidentales d’équipements culturels appropriés ; notamment de bibliothèques publiques, c’est-à-dire des bibliothèques gratuites et ouvertes à toutes les classes de la société.

En 1853, Vattemare avait contribué à la fondation de quelque 130 bibliothèques publiques et Instituts.

Vattemare aux États-Unis

Peu avant sa mort, le marquis de La Fayette (1757-1834), un héros de la Guerre d’indépendance américaine et un acteur important de la Révolution française, avait tenté de persuader Vattemare de se rendre en Amérique pour propager ses idées. Or, ce ne fut que le 20 septembre 1839, cette fois sur les instances d’Alphonse de Lamartine — l’écrivain qualifia Vattemare de « locomotif de la civilisation universelle » —, qu’il s’embarqua pour les États-Unis. En novembre, il débarquait à New York.

En soirée, Monsieur Alexandre se produisait sur différentes scènes; le jour, M. Vattemare prenait son bâton de pèlerin pour promouvoir ses projets d’Institut. À Baltimore, à l’instar de ce qu’il préconiserait quelques mois plus tard à Montréal et à Québec, il proposa pour la première fois de fusionner en un seul Institut, dont les services seraient offerts gratuitement à tous les citoyens, la Bibliothèque et le Musée de Baltimore avec l’Académie des Sciences et de la Littérature du Maryland. Mais c’est assurément à Boston qu’il récolterait son plus beau fleuron.

Alexandre Vattemare, 1826 | Wikimedia Commons

En avril 1841, à la fin de son premier séjour en Amérique, Vattemare convainquit les édiles municipaux bostoniens de la nécessité de doter leur ville d’une bibliothèque municipale. Il lui faudrait cependant patienter durant plusieurs années avant que celle-ci voie le jour ; période au cours de laquelle il écrivit à maintes reprises aux élus afin qu’ils ne renoncent pas au projet. Ce ne fut qu’en 1847, au cours de son second voyage aux États-Unis, que le conseil municipal de Boston entérina la construction d’une bibliothèque publique. L’année suivante, le maire de la ville, Josiah Quincy, obtint de la législature de l’État du Massachusetts le vote d’une loi autorisant le financement de la bibliothèque par les taxes des citoyens. Cette loi du 18 mars 1848 fut la première en Amérique du Nord à procurer une assise juridique au financement d’une bibliothèque municipale grâce aux impôts des contribuables.

La Boston Public Library (BPL) serait construite; à ses débuts, en mars 1854, elle mettrait à la disposition des citoyens 16 000 volumes. Elle déménagea dans un nouvel édifice en 1858. Durant plus d’un siècle, elle serait considérée comme la référence incontournable en matière de bibliothèque publique. Dans le hall d’entrée de la Bibliothèque centrale de la BPL est gravé, en lettres de cuivre ceintes de branches de laurier, parmi les noms d’influents contributeurs, celui d’Alexandre Vattemare.

Un projet d’Institut pour Montréal

Dès son arrivée à Montréal à l’automne 1840, Alexandre Vattemare s’attela bille en tête à convaincre les pouvoirs publics de l’avantage qu’il y aurait pour les Montréalais que fût érigé un édifice réunissant sous son toit l’Hôtel de Ville, le Bureau des postes, la Bourse du commerce, la Maison de la Trinité (organisme responsable de la navigation dans le port) et, surtout, un Institut sous contrôle municipal regroupant la Bibliothèque de Montréal (Montreal Library), la Natural History Society of Montreal et le Mechanics’ Institute. Le bâtiment aurait un rez-de-chaussée et quatre étages ; l’Institut serait aménagé dans les deux étages supérieurs.

Moins de deux semaines après qu’il eut débarqué à Montréal, Vattemare avait déjà rallié à sa cause une partie significative de l’élite politique et intellectuelle de la ville en plus des hautes instances du clergé. Le 23 novembre, l’évêque de Montréal, Mgr Ignace Bourget, pourtant un ultramontain qui se méfiait des institutions culturelles qui n’étaient pas sous la coupe de l’Église, écrivait à Vattemare pour lui donner sa bénédiction : « Toute institution qui tendra à cimenter une union aussi parfaite [entre les nations] sera donc à mes yeux une oeuvre éminemment utile ; voilà pourquoi je ne puis m’empêcher de donner toute mon admiration à ce vaste plan par lequel vous travaillez à unir toutes les nations dans une immense association de science, de lumière et d’industrie. Aussi, nul doute que vous rencontriez de toute part la sympathie et le concours le plus empressé ; ce sont du moins les sentiments qui animent à votre égard l’évêque de Montréal et son clergé. » Mais l’appui le plus précieux au projet du philanthrope vint du Lieutenant-gouverneur du Bas-Canada, Charles Edward Poulett Thomson, 1er baron Sydenham.

Fin décembre, le Bureau de commerce conviait les Montréalais à se présenter à la « Chambre des Nouvelles », « petite rue Saint-Joseph » (aujourd’hui Saint-Sulpice), pour signer une pétition demandant à « l’Honorable Maire et à la Corporation de la Cité de Montréal » qu’ils fissent ériger un édifice destiné à abriter l’Hôtel de Ville, une bourse de commerce, la Maison de la Trinité, le bureau de la poste et un Institut Vattemare.

S’agissant de l’Institut, la pétition évoquait que le philanthrope avait persuadé, « dans la vue de procurer au public une bibliothèque, un salon pour les arts, une salle publique de lectures, concerts et pour autres objets », trois associations à donner « ce qu’elles possèdent, et dont la valeur est de £5000, et au de là, mais à condition que l’on pourvoie à un édifice convenable ».

Le 7 janvier 1841, la pétition du Bureau de commerce fut présentée au Conseil municipal ; sur-le-champ un comité spécial composé de sept conseillers, cinq anglophones et deux francophones, fut constitué pour se pencher sur la possibilité que la Ville investisse dans la construction d’un bâtiment susceptible de loger l’Institut. La semaine suivante, le groupe déposait un rapport recommandant au maire Peter McGill et aux échevins d’appuyer les pétitionnaires afin que fût établi « un Institut qui réunirait dans un édifice convenable, les différentes associations littéraires et scientifiques de cette ville&nbsp:». À cette fin, le comité suggérait qu’une « humble adresse fût présentée par cette Corporation au Gouveneur-général, le priant de proposer au conseil spécial de cette province, la passation d’une loi qui autoriserait et donnerait pouvoir à cette Corporation d’acheter, pour la ville, tel lot ou lots de terre, maison ou maisons, emplacement ou emplacements, situés dans un lieu central et convenable à la dite bâtisse, et qui appartiendrait pour toujours à la ville ».

Le 16 janvier, le Conseil municipal approuva le rapport ; deux jours plus tard, il adressait une requête au gouverneur Sydenham le conviant à autoriser le financement du projet et, à cette fin, à faire adopter les mesures législatives idoines.

Le 22 janvier, Sydenham informait le maire de Montréal et le Conseil de Ville qu’il acquiesçait à leur demande et qu’il présenterait incessamment au Conseil spécial un projet de loi autorisant la Ville à financer l’établissement d’un Institut.

Sydenham tint parole : le 6 février, il promulguait l’ « Ordonnance pour autoriser et pour mettre la Corporation de la Cité de Montréal, en état d’ériger un Édifice Public dans la Cité, pour certains objets ». Le texte prenait en compte l’ensemble des demandes des élus montréalais.

Le préambule de l’ordonnance, après avoir énuméré les composantes du futur édifice, attribuait nommément à Vattemare la paternité du projet d’Institut : le bâtiment public qui serait construit devait être « de dimensions suffisantes pour contenir un Hôtel de Ville, une Bourse, un Bureau de Poste, une Maison de la Trinité, une Grande Salle pour les Assemblées des Citoyens, et un endroit convenable pour l’Institut qui sera établi par la réunion de Sociétés Littéraires et Scientifiques de la dite Cité, selon le projet de M. Alexandre Vattemare ». Plus loin, le document autorisait Montréal à emprunter une somme ne dépassant pas 50 000 £ pour l’édification de l’immeuble.

Le décret stipulait que « la Société d’Histoire Naturelle à Montréal, l’Institut Mécanique et la Bibliothèque de Montréal » fusionneraient « sous les noms et raison de “Institut de Littérature des Sciences et des Arts, à Montréal” », un organisme qui serait placé sous le contrôle de l’administration municipale.

Lorsque, fin janvier 1841, Vattemare quitta Montréal pour Québec, le sort du projet d’Institut culturel multifonctionnel, intégrant une bibliothèque publique, paraissait scellé : le gouverneur Sydenham avait daigné faire adopter par le Conseil spécial une ordonnance en faveur du projet ; Montréal épaulait sans ambages l’entreprise et garantissait son financement ; l’élite politique et culturelle faisait corps avec le concept ; et la population montréalaise s’était mobilisée pour sa réalisation. En l’espace d’un peu moins de trois mois, incluant la période des fêtes, Alexandre Vattemare avait donc réussi à gagner à ses vues la société civile et l’ensemble des corps publics.

Toutes les conditions étaient alors réunies pour qu’une bibliothèque publique logée dans un édifice municipal et financée par la Ville puisse voir le jour. Or, s’agissant de lecture publique, le parcours entre le possible et le certain est souvent sinueux : il faudrait encore 62 ans avant que Montréal se dote d’une bibliothèque municipale !

Vattemare à Québec

Vattemare arriva à Québec début février 1841. En peu de temps, il parvint à convaincre des membres influents de la société québécoise de la pertinence de son projet d’Institut : Mgr Joseph Signay et son coadjuteur, Mgr Pierre-Flavien Turgeon; l’homme politique John Neilson; le docteur Pierre-Martial Bardy, l’un des fondateurs de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec; l’écrivain, journaliste et rédacteur du Canadien, Étienne Parent; l’avocat, bibliothécaire et bibliophile, Georges-Barthélemi Faribault; et, last but not least, le maire de la ville et futur Lieutenant-gouverneur de la province, René-Édouard Caron.

Le 25 février, des représentants de la Literary and Historical Society, de la Bibliothèque de Québec et du Quebec Mechanics’ Institute rencontrèrent le maire Caron afin de l’informer qu’ils consentaient, bien qu’ils eussent d’abord hésité à adhérer à l’entreprise, à mettre à la disposition du futur Institut leurs collections respectives.

Le 2 mars, une assemblée présidée par le maire Caron attira dans la salle des séances du Parlement près de 3 000 citoyens; une foule conséquente dans une ville qui n’en comptait qu’une trentaine de mille. Il fut notamment résolu: « Que le Conseil de Ville de cette Cité soit prié de se charger de prendre en main les mesures propres à réaliser les vues de cette assemblée [fonder un Institut], avec l’assurance que les citoyens de cette ville contribueront volontiers aux moyens pécuniaires nécessaires à l’accomplissement de ces vues, et que le Président de cette assemblée [le maire de Québec] soit prié de communiquer les procédés de cette assemblée au Conseil de Ville de cette Cité. » Alexandre Vattemare, après avoir détaillé les bienfaits qu’avaient procurés à d’autres pays les Instituts, mit l’accent sur les efforts qui devraient être consentis pour que ses vues fussent menées à bien à Québec :

Je viens donc à présent vous demander au nom de ceux de vos compatriotes encore dans l’ignorance, au nom de tout ce qui est cher, au nom de vos enfants, de votre patrie, une sincère et constante coopération pour la création d’une institution du genre de celle que je propose et qui devra comprendre bibliothèque, cabinet d’histoire naturelle, musée d’arts, collections d’objets d’intérêt général, académie de dessin et de peinture, salle de lecture et de cours publics, enfin tout ce qui peut aider au développement du génie, du goût et de l’intelligence.

Le 4 mars, Vattemare quitta le Canada pour Boston. Dans une lettre « Aux Canadiens », il remercia les autorités politiques, les organisations culturelles et les citoyens du soutien qu’ils avaient apporté à ses projets.

Toutefois, il ne parvenait pas à dissimuler un certain scepticisme quant à leur volonté de les mener à terme : « En offrant l’expression de ma sincère reconnaissance à chacun de ceux qui voulurent bien aider à l’introduction de mes plans dans ce pays, je prendrai la liberté de leur rappeler les promesses qu’ils m’ont faites de ne point laisser ralentir leurs efforts ; ils n’auront rien fait tant que l’oeuvre ne sera pas accomplie ». Quelques jours auparavant, lors de son dernier spectacle à Québec, Vattemare avait fait part à l’auditoire de sa préoccupation quant à l’avenir du projet d’Institut. Il avait lu une lettre fictive écrite par Monsieur Alexandre à l’attention d’un ami parisien: « À propos, ce pauvre fou de Vattemare n’est pas si bien reçu que moi dans cette ville, et ses théories pour lesquelles il se donne tant de tourment ne rencontrent point toute la sympathie qu’il attendait […] Je vois ce pauvre Vattemare chercher à répandre des institutions qui procureraient d’immenses avantages à ceux qui les accepteraient […] Eh bien, c’est à peine si on veut l’entendre ; il est rebuté, éconduit, et voit après bien des pas, ses démarches perdues. »

Le pessimisme de Vattemare était fondé : à Québec et à Montréal, l’effervescence populaire qu’avait suscitée son passage n’engendrerait rien de tangible. Le contexte politique et le peu de résolution des associations directement impliquées dans le projet finirent par fragiliser la détermination des partisans de l’établissement d’un Institut ; ils se résignèrent in fine à jeter le manche après la cognée.

Les causes de l’échec

De prime abord, il peut paraître étonnant, eu égard au large consensus qu’il semblait avoir obtenu — l’idée de créer des Instituts avait mobilisé la population de Montréal et de Québec —, que le projet « vattemérien » ait fait chou blanc au Bas-Canada.

Les causes de cet échec sont plurielles — entre autres le peu d’engouement des sociétés littéraires et scientifiques pour le projet de Vattemare; particulièrement celles de Québec —, mais la principale prend vraisemblablement sa source dans le climat politique délétère qui sévissait au Bas-Canada au moment où Vattemare y séjournait; un contexte plus propice à l’exacerbation des contradictions sociales et politiques qu’à la coopération citoyenne autour d’un projet ayant pour but la démocratisation de l’accès à la connaissance et à la culture. D’ailleurs, les commentateurs de l’époque en étaient conscients : « Nous nous sentons orgueilleux de la part d’affection fraternelle qu’il [Vattemare] veut bien faire au peuple du Canada et nous regrettons amèrement que l’état de scission dans lequel il a trouvé notre société ait pu ajouter aux difficultés déjà assez grandes de sa mission », constatait L’Aurore des Canadas.

Le 22 juillet 1840, le Parlement du Royaume-Uni avait adopté l’Acte d’Union des deux Canadas, la quatrième constitution britannique pour le Canada. Celui-ci était perçu par plusieurs francophones comme une « seconde Conquête » ; une mesure destinée à assimiler les Canadiens français.

L’Union souleva l’ire des Bas-Canadiens francophones, en particulier des réformistes ; précisément ceux qui adhéraient le plus énergiquement aux idées de Vattemare. Pendant que le mécène s’escrimait à rassembler autour de son projet aussi bien la population francophone qu’anglophone, la politique divisait profondément les deux communautés.

La province était en proie à de vives tensions. Le 10 février 1841, Sydenham, qui venait d’être intronisé Gouverneur général du Canada-Uni, proclama l’entrée en vigueur de la loi de l’Union. Pour faire pièce au vent de fronde, il ne ménagea aucune mesure répressive. Le 19 février, il émit une proclamation ordonnant « à tous les shérifs, juges de paix et autres magistrats dans les comtés, cités et villes de la province, de réprimer efficacement tout tumulte, émeute, outrage ou infraction de la paix […] et à tous les citoyens de leur prêter main-forte pour cela ».

Le projet de Vattemare, une entreprise essentiellement progressiste et démocratique, était tout à la fois appuyé par les plus farouches adversaires de Sydenham et … par Sydenham. Celui-ci en était même l’un des rouages essentiels. Cette situation paradoxale contribua à coup sûr à laminer l’appui populaire au projet; surtout celui des francophones.

 


Vous retrouverez le début de cette chronique dans l’infolettre de l’ASTED du 23 octobre 2018 (Vol. 10, no. 2). Elle est également parue sous forme d’article sur la page Facebook de l’ASTED : Capsule historique # 4.
Si vous avez des idées de capsules historiques à nous communiquer, prière d’envoyer un courriel à Fabrice Marcoux, chargé de projets spéciaux à l’ASTED.

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