Capsule historique # 6 – La bibliothèque publique de Westmount : la première bibliothèque municipale au Québec, par François Séguin

L’ASTED est heureuse de vous présenter la sixième capsule de la série historique sur les milieux documentaires au Québec. Permettez-nous de vous présenter à nouveau Monsieur François Séguin, qui a inauguré cette série avec une capsule sur la bibliothèque de Maisonneuve, dont il fut responsable pendant 25 ans. Il traite ici d’un sujet abordé dans son livre : D’obscurantisme et de lumières : La bibliothèque publique au Québec, des origines au 21e siècle (Hurtubise, 2016) [Page du livre sur le site de l’éditeur].

LA BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE DE WESTMOUNT : LA PREMIÈRE BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE AU QUÉBEC

Le  passage  de  la bibliothèque  privée, qu’elle  se  focalisât sur des collectivités spécifiques— artisans, ouvriers, paroisse, etc. — ou qu’elle  s’adressât à  tous les résidants d’un territoire — Montréal, Knowlton, etc. —, à la bibliothèque municipale financée par les taxes des citoyens, constitue un moment charnière de l’histoire de la lecture publique au Québec. En cessant de vivre de la générosité — pas toujours désintéressée — des uns et des autres, la bibliothèque put se réaliser en tant que service essentiel destiné à toute la population.

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En 1890, le gouvernement d’Honoré Mercier fit voter  l’«  Acte donnant pouvoir aux  corporations de  cité, ville et village, d’aider au maintien de  bibliothèques publiques ». En vertu de  cette  loi, la bibliothèque  ne  ressortissait plus au seul domaine privé : les cités, villes et villages pouvaient désormais, « par règlement passé à  cette  fin, aider, conformément aux  lois qui  les régissent, à l’établissement et au maintien de  bibliothèques publiques gratuites dans leurs municipalités ou les municipalités qui  y  sont  adjacentes ».

La  ville de  Westmount peut s’enorgueillir d’avoir été, en juin 1897, la première municipalité québécoise à se prévaloir de cette loi pour fonder une  bibliothèque  municipale.

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Au tournant du XXe siècle, Westmount était devenu un bastion de l’establishment anglophone : en 1894, les francophones ne formaient que 10 % de la population westmountaise, alors qu’ils étaient nettement majoritaires à Montréal (60 %); au début des années 1900, la valeur moyenne des propriétés à Westmount était quatre fois supérieure à celle dans les autres grandes villes canadiennes; le taux de mortalité par mille habitants était de 10,5 à Westmount, comparativement à 17,5 à Toronto, 23,04 à Montréal et 30,4 à Saint-Henri, une municipalité ouvrière francophone limitrophe de Westmount. Alors que, perché sur le Mont-Royal, Westmount surplombait la métropole canadienne, sa bourgeoisie, elle, en dominait la vie économique.

Il n’est pas surprenant que la première bibliothèque municipale au Québec ait été fondée dans une ville opulente où la majorité des habitants était anglophone et protestante. Westmount avait les moyens de se pourvoir de services collectifs de qualité, en l’occurrence d’une bibliothèque publique offrant des services gratuits à la population. De surcroît, les élus anglophones, instruits par  ce  qui se  passait dans le  reste du Canada  et aux  États-Unis, connaissaient à  coup sûr le  rôle  crucial que  pouvait  jouer  une  bibliothèque  publique  dans l’épanouissement intellectuel des citoyens. En outre, les protestants étaient plutôt  imperméables à  la lutte acharnée  que  menait  le clergé  catholique contre  l’établissement de  bibliothèques susceptibles d’échapper à  son contrôle. Pendant que les francophones s’engluaient dans de  stériles débats sur les dangers potentiels des bibliothèques publiques, les Westmountais résolurent de se  doter  de  la première véritable bibliothèque municipale  au Québec.

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L’idée d’ériger une bibliothèque offrant des services à tous les Westmountais est attribuée au conseiller municipal William Douw Lighthall, un réformiste réputé défendre le bien public contre l’âpreté au gain des trusts. Cofondateur en 1901 de l’Union canadienne des municipalités, il expliqua un jour que cette association avait été mise sur pied « because of Attacks [contre les pouvoirs publics] by companies and charter sharks ». « The life of the poorest citizen must be made worth living, through the share of the best civic conditions and services », estimait-il. L’établissement d’une bibliothèque publique était donc en phase avec ses valeurs.

Ouverte le 24 juin 1899, la Bibliothèque publique de  Westmount (BPW) possédait  tous  les attributs de la  bibliothèque  publique  moderne : elle avait  été créée  en vertu d’une  loi; son financement était public; elle  était régie par un règlement municipal; ses services de  base  étaient gratuits pour les résidants de la  municipalité; elle était en mesure d’offrir aux  usagers un environnement et des services comparables à  ceux  des meilleures bibliothèques publiques du continent :  un édifice  neuf conçu spécifiquement pour  accueillir une bibliothèque ainsi que l’utilisation des techniques les plus avancées de  la bibliothéconomie  d’alors pour  le repérage  de  la documentation et de l’information. Une  section réservée  aux  enfants serait créée en 1911, un service professionnel de référence en mars 1914, et, chose encore rare à l’époque, les collections seraient en accès libre à compter de juin 1917.

Se dressant dans le Parc Westmount, riverain de la rue Sherbrooke, la BPW connut un vif succès dès le début:  à  la mi-septembre 1899, moins de trois mois après l’ouverture, elle  comptait  déjà 694 abonnés, presque  10%  de  la population de  la ville.

Trente-cinq ans plus tard, le rapport de la Commission d’étude Ridington sur les bibliothèques au Canada relevait que : « Among all these library plants [au Québec] there is only one that functions in any way comparable to the good city libraries of the rest of Canada — the public library at Westmount, adjoining Montreal. It is housed in a beautiful building in the municipal park, has a fine collection of books and a fully-trained staff. » En 1933, la BPW  prêta deux fois et demie plus de livres que la Bibliothèque de Montréal (la Civique, rue Sherbrooke), et ce, bien que la population de Montréal fût trente fois plus nombreuse que celle de Westmount. Son budget d’acquisition n’était inférieur que de 39 % à celui de la Civique.

1933
Prêt de livres Budget d’acquisitions Nombre d’emprunteurs
BPW 163 109 4 240$ 7 873
Civique 64 385 7 000$ 1 995

 

«  Since it first opened its doors in 1899, the library [la BPW] has been the model free tax-supported library in the province of Quebec », notait en 1942 la bibliothécaire Mary Duncan Carter dans sa thèse de doctorat en bibliothéconomie à l’Université de Chicago consacrée aux bibliothèques publiques de l’île de Montréal.

Durant la seconde moitié du XXe siècle, son dynamisme ne se démentit pas : travaux majeurs d’agrandissement et de rénovation (1958, 1967 et 1994) ; dès les années 1950 — quelque 50 ans avant les bibliothèques de la Ville de Montréal —, allongement des heures d’ouverture hebdomadaires à 63 heures ; embauche d’une bibliothécaire dédiée aux services en français (1964) ; collections en gros caractères (1966) ; services à domicile pour les personnes âgées et à mobilité réduite (1973) ; cassettes audio (1975) et vidéo (1985) ; catalogage automatisé en format Marc — MAchine Readable Cataloguing (1984) ; informatisation du catalogue public (1993) ; première bibliothèque publique à se brancher à l’Internet (1994) ; site web (1996) ; etc.

En 2002, les municipalités de l’île de Montréal fusionnèrent. La BPW fut alors intégrée dans le réseau des bibliothèques de la Ville de Montréal. Cette année-là, le nombre de ses abonnés augmenta de 60%, à 14 181, et le nombre de prêts atteignit 425 218, une augmentation de 30%. En 2006, Westmount redevint une municipalité autonome. L’année suivante, la BPW comptabilisa 286 473 prêts (-33% par rapport à 2002) et 7 322 abonnés (-48%). Peu ou prou le statu quo ante.

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En plus de pouvoir se targuer d’avoir été la première bibliothèque municipale à voir le jour au  Québec et la première bibliothèque publique à se financer grâce aux taxes des citoyens, la BPW peut se glorifier, 120 ans après son inauguration, d’être toujours une chef de file dans son secteur. Bien sûr, cette situation tient en grande partie au fait que, possédant une assiette fiscale conséquente grâce à un parc immobilier d’une grande  valeur, Westmount peut, sans fragiliser d’autres missions, consacrer des budgets importants à  la lecture publique. Une latitude que la plupart des autres villes québécoises n’ont pas. À cet égard, la comparaison des ressources (et des résultats) de la BPW avec celles de la Bibliothèque de Montréal, qui dessert une population (1,8 million d’ha.) assez souvent défavorisée — sous-scolarisation, analphabétisme et illettrisme,  etc.— , est éloquente :

2017 WESTMOUNT MONTRÉAL
Superficie (Rapport à la norme) 278,48% 75,49%
Dépenses de fonctionnement / ha. 137,52$ / ha. 57,50$ / ha.
Dépenses d’acquisition / ha. 17,64$ / ha. 4,33$ / ha.
Nombre d’employés / 10 000 ha. 14,30 / 10 000 ha. 4,09 / 10 000 ha.
Bibliothécaires / 10 000 ha. 4,08 / 10 000 ha. 0,94 / 10 000 ha
Techniciens / 10 000 ha. 1,64 / 10 000 ha. 0,70 / 10 000 ha.
Total des documents / ha. 8,13 / ha. 2,38 / ha.
Prêts / ha. 15,29 / ha. 6,80 / ha.
% de la population inscrite 35,9% 23,2%
Visites sur place 14,75 / ha. 4,79 / ha.
Visites virtuelles 18,09 / ha. 5,97 / ha.
Source : Ministère de la Culture et des Communications du Québec – 2019

 

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